Plusieurs milliers de dépressions fermées circulaires ou « mardelles » sont observées sur les marnes du Keuper du Nord-est du Bassin Parisien. Leur origine anthropique ou naturelle est largement débattue depuis la première moitié du XIXe siècle par archéologues et naturalistes. Dans le cadre des recherches archéologiques préalables à la construction de la LGV-Est Européenne, sept d’entre elles ont été fouillées afin de répondre aux questions liées à leur origine, leur processus de formation, et à l’évolution de leur comblement sédimentaire. Une nouvelle méthodologie associant géoarchéologie, archéobotanique et archéologie a conduit à la réalisation de longues et profondes tranchées à la pelle mécanique. Pour la première fois, l’observation directe à la fois du substratum géologique et du comblement sédimentaire a été réalisée. Cela a permis de mettre en évidence les processus suivants conduisant à une formation naturelle des dépressions : (1) des déformations (fractures) affectent les marnes du Keuper ; (2) des conduits sont formés au niveau de ces déformations et permettent le soutirage des produits issus de l’altération des marnes ; (3) lorsque la dépression est formée, l’effondrement/ glissement des bordures conduit à l’atténuation de la morphologie initiale des mardelles ; (4) l’enregistrement sédimentaire témoigne d’un environnement local influencé par l’évolution forestière et l’utilisation du sol. Les observations directes à l’échelle de chaque dépression complètent les informations spatiales issues d’un relevé Lidar le long de la LGV-Est Européenne. L’analyse de ce relevé met en évidence des alignements de dépressions dont les orientations sont similaires à celles du réseau de drainage et dont l’origine est probablement liée à la fracturation des marnes du Keuper. Enfin, même si un processus de formation naturelle est envisagé, un rôle de l’activité humaine dans l’initiation du processus pourrait être envisagé notamment par l’action sur l’évolution du couvert végétal et donc dans la karstogenèse des marnes.

Thousands of sub-circular closed depressions or “mardelles” are observed on Keuper marls of the North-eastern Paris Basin. Their anthropogenic or geological origin is highly debated by archaeologists and naturalists since the first half of the 19th century. During rescue archaeological excavations along the high-speed train line “LGV-Est Européenne” seven closed sub-circular depressions were investigated to resolve the question of their origin, their formation processes and their evolution of their sedimentary filling. To that goal, a new field methodological approach combining geoarchaeology, archaeobotany and archaeology was carried out by the optimization of mechanical excavator. The realisation of long and deep trenches allowed direct observations of both substratum and sedimentary filling. This study evidences the natural origin of closed depressions by the play of the following processes: (1) Initiation of closed depressions is realised by ancient fractures affecting the Triassic marls; (2) Deepening of closed depressions is realised by alteration of superficial marls and residual clays passage down several wells formed through existing faults; (3) When the closed depression exists, the modifications of the shape of the closed depression’s edges, is due to degradation of marl blocks; (4) The following sedimentary filling traduces environmental conditions influenced by forest evolution and land use changes since Antiquity. Direct observations at the scale of closed depression complete spatial information from a Lidar survey along the LGV-Est line. The analysis of this survey shows alignments of closed depressions with orientations similar to those of the drainage system, the origin of which is probably linked to the fracturing of the Keuper marls. Finally, even if a process of natural formation is envisaged, a role of human activity in the initiation of the process could be envisaged in particular by the action on the evolution of the land use (plant cover) and thus in the marls karstogenesis.

Dans la partie nord-est du Bassin Parisien, sur les marnes du Keuper, des milliers de dépressions fermées sub-circulaires ou « mardelles » sont connues à la fois dans les prés, les champs et sous couvert forestier (Wichmann, 1903 ; Thoen et Herault, 2006). Ces éléments morphogènes très fréquents caractéristiques du paysage lorrain ont des diamètres compris entre 1 m et près de 100 m. Depuis plus de 150 ans, la question portant sur leur origine anthropique ou naturelle suscite un vif intérêt et de multiples interprétations contradictoires au sein des communautés d’archéologues et de naturalistes (Bach, 1866 ; Colbus, 1902, 1905, 1913 ; Welter, 1903, 1908, 1920, 1921, 1923 ; Desforges, 1908 ; Defontaine et Guyot, 1922 ; Linkenheld, 1927, 1928 ; Härbele, 1928 ; Delafosse et al., 1932 ; Bellard, 1935, 1960 ; Bellard et al., 1945). La très importante présence humaine attestée dès la Protohistoire et la découverte d’artéfacts archéologiques dans certains comblements a conduit à rechercher une fonction particulière à ces dépressions (carrières d’extraction de matériaux, habitats…). À partir du milieu du 20e siècle, l’hypothèse d’une formation naturelle liée au karst du gypse dans les marnes du Keuper réussit à constituer un consensus dans la communauté scientifique pendant plus de 60 ans (Delafosse, 1948 ; Coûteaux, 1969 ; Nicod, 1976, 1993, 1994, 1995, 2002).

Depuis quelques années, en Lorraine et ailleurs en Europe, les questions concernant l’origine et l’évolution des dépressions fermées sont à nouveau abordées avec des études pluridisciplinaires associant parfois pédologie, palynologie, chimie et géophysique (Otto et Hofle, 1994 ; Colling et Reichling, 1996 ; Pissart, 2003 ; Gillijns et al., 2005 ; Mauz 2007 ; Ruffaldi et al., 2007 ; Vanwalleghem et al., 2008 ; Goepp et al., 2010 ; Etienne, 2011; Etienne et al., 2010, 2011, 2013 ; Kołodyńska-Gawrysiak et Poesen, 2017 ; Van Vliet-Lanoë et al., 2019). Cependant, malgré la diversité des méthodes employées au cours des 150 dernières années, aucune observation directe du substratum géologique n’a été réalisée afin de tester l’existence d’un éventuel lien avec l’origine et le processus de formation des mardelles.

Le présent article présente les principaux résultats obtenus par les fouilles archéologiques conduites sur sept mardelles le long du tracé LGV-Est Européen en Lorraine. Les objectifs étaient d’apporter de nouveaux éléments pour définitivement caractériser leur origine, leur processus de formation et l’évolution de leur enregistrement sédimentaire. Pour y répondre, une démarche inédite associant géoarchéologie, archéobotanique et archéologie a été mise en œuvre. Une nouvelle méthodologie a été engagée par la réalisation de fouilles et de coupes profondes et dépassant largement les limites des mardelles. Elle a permis une observation directe à la fois du substratum et du comblement sédimentaire.

Le cadre géomorphologique et géologique

Les dépressions fermées (mardelles) étudiées sont localisées sur les communes de Belles-Forêts, Haut-Clocher et Loudrefing au cœur du massif forestier du parc naturel régional de Lorraine le long du tracé LGV-Est (France, 57) (Fig. 1). Ce secteur du Nord-est du Bassin Parisien est caractérisé par la présence de formations géologiques marneuses datant du Keuper, les « marnes irisées inférieures » (Trias supérieur), dont l’épaisseur atteint environ 200 m (Bourquin et Guillocheau, 1996 ; BRGM, 1968 ; Bourquin et al., 2002). Ces marnes salifères et gypseuses de couleurs variées montrent des variations de faciès avec des intercalations de bancs dolomitiques centimétriques à décimétriques. La présence d’évaporites (sel et gypse) au sein des marnes a donné le nom de « Saulnois » à cette région, berceau d’une importante exploitation de sel connu sous le nom de « briquetage de la Seille » depuis le Néolithique et dont le paroxysme est atteint à l’Antiquité entre le second Âge du Fer et l’Époque Romaine (Olivier, 2001, 2003 ; Olivier et Kovacik, 2006).

Du point de vue structural, la grande ondulation du synclinal de Sarreguemines située au sud de l’anticlinal de Lorraine/Pont-à-Mousson affecte les terrains du Secondaire (Le Roux, 1999, 2000). À l’échelle régionale les terrains du Jurassique et du Trias sont également affectés par des fracturations orientées NW-SE et NE-SW. Dans les marnes du Keuper de nature tendre, cette fracturation est peu documentée car difficile à cartographier.

Les ondulations topographiques de crêtes et de vallons successifs délimitent des bassins versants étroits aux altitudes comprises entre 200 m et 300 m NGF (Fig. 1). Les nombreux petits cours d’eau contribuent aux bassins versants de la Sarre à l’Est et de la Seille à l’Ouest tous deux affluents de la Moselle. Leurs orientations sont souvent proches de N-S, NE-SW et NW-SE. En raison de la présence quasi-exclusive de marnes, les pentes sont douces. Le relevé topographique à haute résolution (Lidar (Light Detection and Ranging) réalisé en 2008 par Réseau Ferré de France le long du tracé LGV-Est et large d’un kilomètre permet la détection de centaines de mardelles sous forêt, dans les champs cultivés et les prairies (Tab. 1) (Georges-Leroy, 2011, 2020). Leur densité élevée (entre 20 et 40 km2) est variable en fonction de leur position topographique, la détection étant plus favorable en sommet de versant lorsque le comblement est incomplet. Du point de vue morphologique, les mardelles documentées dans le même secteur ou plus largement dans l’Est du Bassin Parisien, ont des formes circulaires, des bords redressés et un fond assez plan (Colin et Godard, 1962 ; Klag, 1990 ; Barth et al., 1996 ; Klag et Dolata, 1998 ; Slotboom, 1963 ; Barth et al., 1996 ; Etienne, 2011 ; Etienne et al., 2011). Les alignements mis en évidence présentent des orientations préférentielles comparables à celle du réseau de drainage local dont les anomalies de tracé « en baïonnette » visibles pourraient être attribuables à la fracturation des marnes (Fig. 2).

L’occupation humaine

L’occupation humaine régionale est documentée par des prospections (pédestres et aériennes), des diagnostics et fouilles archéologiques (Klag et al., 2015 ; Ollive et al., 2016), par la documentation historique (cartes anciennes et textes) ainsi que par le relevé Lidar réalisé par Réseau Ferré de France notamment sous couvert forestier (Georges-Leroy, 2011, 2020). Le néolithique est essentiellement documenté de façon indirecte par la palynologie (Ruffaldi, 1999). L’occupation est particulièrement marquée par l’activité du « briquetage de la Seille » dès la fin de l’Âge du Bronze quelques kilomètres à l’ouest et par le développement de l’agriculture à l’Âge du Fer et à l’Epoque romaine qui ont eu un impact majeur et durable sur le couvert forestier et sur l’érosion des sols des versants marneux locaux (Riddiford et al., 2012 ; Gebhardt et al., 2014 ; Jusseret et al., 2015 ; Riddiford et al., 2016). Ce développement antique est suivi, dès le Moyen-Âge, par une diminution des activités agricoles et saunières associées à une réduction de l’habitat, permettant le retour de la forêt sur les zones hautes (Ruffaldi et al., 2007 ; Etienne, 2011 ; Etienne et al., 2010, 2011, 2013). La carte des Naudin atteste de l’existence d’un couvert forestier depuis au moins le XVIIIe siècle (Wagner, 2003 ; Etienne, 2011). Les fouilles archéologiques ont montré que l’utilisation pour différents usages ou encore la simple fréquentation des mardelles s’est réalisé à toutes les époques (Klag et al., 2015).

La méthodologie de terrain

Les mardelles fouillées, se répartissent du Nord au Sud le long du tracé LGV-Est à proximité de nombreuses autres dépressions ayant fait l’objet d’études précédentes (Ruffaldi et al., 2007 ; Etienne, 2011 ; Etienne et al., 2010, 2011, 2013). Elles étaient toutes situées en forêt et présentaient des diamètres supérieurs à 15 m et des profondeurs atteignant environ 4 m, jusqu’à 6 m pour la mardelle 6.

Pour chaque dépression, une grande coupe débordante et profonde de plusieurs mètres a été réalisée afin de permettre des observations directes des marnes du Keuper et du comblement sédimentaire. Les coupes ont été réalisées dans le sens de la pente afin de favoriser la lecture conjointe des dépôts gravitaires, lacustres, palustres, ou issus de la dynamique de versant. L’utilisation d’une pelle mécanique a permis d’étendre l’observation du substratum géologique à une profondeur de près d’un mètre sous l’interface substrat/comblement (fond) des mardelles. Près d’un tiers du temps de travail de terrain a été consacré au nettoyage complet des coupes pour une observation de la stratigraphie et des déformations du substratum. Chaque coupe a fait l’objet d’un relevé photographique et d’un relevé papier regroupant les observations. Le positionnement et le recalage altimétrique ont été réalisés à l’aide d’un GPS différentiel (Trimble®) de précision centimétrique.

Analyse et caractérisation des dépôts

La description des dépôts sur le terrain et les analyses réalisées en laboratoire ont conduit à la caractérisation (1) de la stratigraphie (nature des contacts, géométrie des couches, traits pédologiques) et (2) de faciès distincts à partir de critères sédimentologiques (granulométrie, présence de matière organique, réaction à l’acide chlorhydrique) pour retracer les conditions de dépôt dans les dépressions en lien avec leur environnement (Tab. 2).

Deux des mardelles étudiées (mardelles 3 et 5) ont fait l’objet de prélèvements en colonnes pour l’étude des macro-restes végétaux (J. Wiethold in Klag et al., 2015) et l’étude palynologique (D. Etienne in Klag et al., 2015). Au total, 14 prélèvements pour la mardelle 5 et 15 prélèvements pour la mardelle 3 ont été analysés pour préciser les cortèges végétaux (Tab. 3). Un tamisage total a été effectué avec une colonne de tamis de 1 mm, 0,5 mm et 0,315 mm. Des feuilles entières ou fragmentées ont été récupérées manuellement avant tamisage. Le tri et les déterminations ont été réalisés à l’aide d’un stéréo-microscope Olympus SZ40 (grossissements 7x à 40x) et d’un microscope Olympus BX51. La détermination a été réalisée à partir de la collection de référence du centre archéologique Inrap de Metz, d’ouvrages d’archéobotanique (Jacomet et Kreuz, 1999) ou portant sur les milieux naturels (par exemple : Beijerinck, 1947 ; Rabien, 1953 ; Brouwer et Stählin, 1955 ; Berggren, 1964, 1981 ; Körber-Grohne, 1964, 1991 ; Grosse-Brauckmann, 1972, 1974 ; Katz et al., 1977 ; Birks, 1980 ; Tomlinson, 1985 ; Anderberg, 1994 ; Cappers et al., 2006 ; Mauquoy et Van Geel, 2007 ; Mauquoy et al., 2010). La nomenclature utilisée se conforme à celle de la flore de Lambinon et Verloove (2012). Les interprétations écologiques se basent sur les publications d’Ellenberg et al. (1991), Oberdorfer (1992, 2001),Gueidan et Trémolières (2003), Bettinger (2010), et de la Commission Européenne (European Commission, 1999, 2007).

La datation des dépôts

La datation des dépôts a été réalisée à partir d’éléments de mobilier archéologique (céramique, métallique, organique) et de 66 échantillons de bois analysés par dendrochronologie. Parmi ces bois, 36 échantillons de chêne et deux de hêtre ont pu être datées (W. Tegel in Klag et al., 2015). Outre la date fournie par les derniers cernes, ces bois permettent également de documenter les dates minimales de colonisation forestière au voisinage des dépressions. Sept échantillons prélevés dans les dépressions 3 et 5 ont fait l’objet d’analyses radiocarbone au laboratoire de datation de Poznań (T. Goslar in Klag et al., 2015). Elles ont toutes été effectuées sur des macrorestes végétaux d’origine terrestre, pour la majorité des akènes de charme (Carpinus betulus). La calibration effectuée avec le logiciel OxCal (Ramsey, 1995) repose sur les données Intcal09 (Reimer et al., 2009). Ces datations fournissent un « terminus ante-quem» pour la formation des dépressions, et permettent de rattacher leur dynamique de comblement au cadre environnemental régional (Tab. 4 et 5).

La fracturation et l’altération des marnes du Keuper

Les terrains du Keuper correspondent à des marnes de faciès variés dont les alternances de lithologie, les changements de couleur jaunâtre, rougeâtre et grisâtre et la finesse des couches dolomitiques constituent des marqueurs pour l’observation des déformations. Dans chaque secteur, ces marnes sont affectées par des déformations telles que des fractures et failles (mardelles 1, 2, 3, 4, 5, 6) ou des plis (mardelle 7) antérieures à la formation des dépressions. Les figures 3 et 4 présentent les coupes interprétées respectivement des mardelles 4 et 5. La figure 5 montrent que les failles sont normales de faible rejet (quelques centimètres). Au niveau de ces déformations (fractures et failles essentiellement), à quelques centimètres à dizaines de centimètres en profondeur de l’interface substrat/comblement (fond), les marnes montrent un changement d’état, plus hydraté et décarbonaté, et de couleur qui contraste avec le reste des coupes et montre l’altération chimique locale (Fig. 57).

Le fond des dépressions correspond à une surface d’érosion irrégulière qui présente souvent une pente générale faible (< 5 %) et dont l’orientation ne tient pas compte du pendage naturel des couches. Lorsque des anomalies topographiques du fond sont observées, elles se trouvent fréquemment à la verticale de déformations affectant les marnes et visibles en profondeur (Fig. 3 et 4). En effet, au sein des marnes, un passage depuis un état altéré (hydraté et décarbonaté) vers un état sain est observable sur une profondeur atteignant parfois 50 cm (Fig. 57). L’association verticale entre l’anomalie de surface, l’altération et la fracturation montre l’existence de conduits de soutirage permettant le passage des éléments issus de l’altération des marnes.

L’enregistrement sédimentaire et botanique des mardelles

Une fois la dépression formée par soutirage, l’évolution de l’enregistrement sédimentaire et carpologique des mardelles connaît cinq phases principales. Les changements de faciès traduisent l’évolution de la dynamique de dépôt (glissement, effondrement, colluvionnement, sédimentation lacustre ou palustre) en lien avec la dynamique du paysage local (ouverture et fermeture du milieu) et l’évolution de la végétation locale.

Phase 1 : Glissement et effondrement des parois

Dans toutes les mardelles, la première phase de comblement correspond à l’effondrement ou au glissement des parois latérales (Fig. 3, 4 et 6). Ces instabilités gravitaires sont souvent associées à la présence de fractures et conduisent à l’atténuation de la morphologie initiale des dépressions peu de temps après leur formation. Les dépôts peuvent présenter un contact basal concave à proximité des bordures puis sub-horizontal vers le centre. Leur épaisseur diminue rapidement vers le centre des dépressions sur une distance de quelques mètres. Le faciès (M1) associé à ces dépôts est directement dérivé du substratum géologique local. On retrouve des éléments grossiers (granules, pierres, blocs) de marne peu altérée qui conservent la stratification d’origine, inclus dans une matrice fine issue de l’altération des marnes. Ces éléments fins mal triés, essentiellement limoneux et argileux, non carbonatés, où la matière organique est absente composent également le remplissage des fractures affectant le substratum (Fig. 6). Ces observations attestent du passage en profondeur des produits de l’altération des marnes à la faveur des fractures, failles ou plis.

Phase 2 : Développement d’un environnement lacustre

La phase 2 correspond à la mise en eau des dépressions après leur formation. L’environnement est favorable au développement d’une végétation aquatique et s’inscrit dans un paysage ouvert déboisé probablement dominé par les prés et pâturages. Pour la mardelle 3, cette phase est attribuable à l’Antiquité, d’après une datation radiocarbone pour la partie sommitale de ces dépôts (1-337 cal. AD à deux sigma).

Les blocs situés sur les bordures sont d’abord affectés par une altération (décarbonatation) et une érosion qui conduit à l’atténuation de la topographie de la dépression. Des dépôts peu différenciés (faciès M1) et localisés essentiellement sur les bordures se mettent en place et scellent les dépôts précédents. Latéralement, vers le centre de la dépression, les dépôts passent à un faciès plus fin (M2) et conduisent au colmatage quasi-continu du fond (Fig. 3 et 4). Ce deuxième faciès M2 (Gyttja argileuse) est attribué à des dépôts horizontaux fins limono-argileux finement sableux, non carbonatés et dont l’épaisseur vers le centre des dépressions avoisine 40 cm. La mise en place de ces dépôts traduit l’imperméabilisation du fond des dépressions et l’évolution vers un environnement lacustre.

Les restes de plantes aquatiques et de zones humides (oogones de characées, algues submergées d’eaux douces ou légèrement salés) sont présents (Tab. 3). Les taxons aquatiques reconnus sont par exemple les lentilles d’eau (Lemna sp.), le potamot nageant et une espèce de renoncule aquatique. Les bords de la dépression ensoleillée ne sont pas entourés d’arbres et la lame d’eau était égale ou supérieure à 1 m. Les herbacées sont toutes caractéristiques de zones humides ou de pâtures fraîches : scirpe de bois (Scirpus sylvaticus), scirpe des marais (Eleocharis palustris l.s.) massette (Typha sp.), renoncule rampante (Ranunculus repens), Prunelle commune (Prunella vulgaris). Le plantain à larges feuilles (Plantago major), le pourpier (Portulaca oleracea) et la grande ortie (Urtica dioica) témoignent de perturbations possibles par l’homme et le bétail.

Phase 3 : Augmentation de la teneur en matière organique

Les dépôts horizontaux deviennent ensuite plus organiques (faciès O1, Gyttja détritique) et traduisent un environnement en milieu ouvert qui devient progressivement forestier (Fig. 35). Cette installation d’une forêt mixte se produit au cours de l’Antiquité tardive. Pour la mardelle 3, le début de cette phase s’inscrit dans une fourchette chronologique allant du IVe jusqu’au début VIe s. après J.-C. (Poz-57784). La fin de cette phase est attribuable autour de la fin du VIIe jusqu’à la fin du IXe siècle après J.-C. (Poz-57785). Pour la mardelle 5, des traces d’aménagements datés par dendrochronologie à 333 AD, 336 ± 10 AD et 345 ± 10 AD permettent d’attribuer à la fin de l’Antiquité cette phase sédimentaire. Dans les mardelles 3, 4 et 6, la présence d’artefacts archéologiques (céramiques, pierres, objets en bois, et aménagements en bois) atteste d’une fréquentation pendant l’Antiquité et au Moyen-Âge et pourraient être interprétées comme des traces d’activités variées (bucheronnage, apiculture, chasse).

Localement, les dépôts peuvent être affectés par des déformations (convolutions) interprétables comme des figures de charge dus à la mise en place de dépôts postérieurs (Fig. 3). Le spectre carpologique de la mardelle 3 atteste de l’abondance d’une végétation aquatique flottante formée par des potamots. Les écailles de bourgeons de chêne à feuilles caduques (Quercus sp.), de hêtre (Fagus sylvatica) et de charmes (Carpinus betulus) témoignent du rapprochement de la lisière d’une forêt mixte à feuilles caduques (Tab. 3). Des aulnes glutineux (Alnus glutinosa) s’installent en bordure de la dépression tandis que les diaspores d’herbacées disparaissent. Progressivement, le spectre carpologique évolue avec le maintien du caractère aquatique (potamot nageant) et l’augmentation du caractère forestier. Les nombreux restes de bouleau verruqueux (Betula pendula) et de peuplier tremble (Populus cf. tremula) traduisent l’installation du stade pionnier forestier.

Phase 4-A : Le développement forestier et la mise en place de tourbières

Autour des mardelles humides, le caractère forestier devient prépondérant. Pour la mardelle 3, cette transformation en bas-marais survient au haut Moyen-Âge, très probablement durant l’époque carolingienne (fin VIIIe–fin Xe siècle) (Poz-57787). Pour la mardelle 5, cette phase est datée autour de 885-989 cal. AD à deux sigma et se poursuit aux alentours 1045-1220 cal. AD à deux sigma (Tab. 4). Un bois en réemploi a fourni une date d’abattage postérieure à 913 AD (Tab. 5). Pour la mardelle 7, cette phase est datée plus tardivement autour du IXe s. après J.-C. d’après les bois datés par dendrochronologie (Tab. 5).

Les dépôts (faciès O2) sont presque exclusivement composés de particules d’origine végétale allochtones (brindilles, bois couchés, feuilles déposées à plat) ou autochtones (sphaignes, vase organique). Les macro-restes végétaux attestent d’abord du développement forestier avec la disparition progressive des espèces pionnières comme le bouleau et le peuplier (Betula pendula et Populus tremula) et l’apparition des mousses. Les nombreux restes d’aulne glutineux traduisent une réduction de la surface d’eau ouverte dans la dépression. La réduction puis la disparition de l’eau ouverte dans les mardelles s’accompagne du développement d’une zone marécageuse où s’implante une aulnaie ainsi que les herbacées comme la laîche allongée (Carex elongata).

La dynamique sédimentaire d’abord dominée par l’accumulation de débris végétaux sous couvert forestier évolue ensuite vers le développement de bas-marais tourbeux. Le milieu devient favorable au développement de tourbes à sphaignes et/ou de tourbes à radicelles qui se succèdent dans le temps. L’installation de plaques de sphaignes correspond à une légère acidification et à l’appauvrissement du milieu et est associé à la réduction de l’aulnaie et à une réduction de l’influence de la forêt mixte. Les tourbes à radicelles correspondent principalement au développement des laîches (Carex elongata, Carex paniculata/C. appropinquata, Carex rostrata, Carex vulpina) et du scirpe de bois (Scirpus sylvaticus) et s’accompagnent de la disparition totale de diaspores de plantes aquatiques. Les mousses brunes des zones marécageuses participent également de manière importante à la formation de la tourbe. La présence de Carex rostrata témoigne d’une végétation inondée en permanence sous 30–60 cm d’eau.

Phase 4-B : Ouvertures épisodiques du milieu et activité agricole

Au cours de la phase 4, correspondant à une période de tourbification dans un environnement forestier, les enregistrements sédimentaires indiquent également l’occurrence d’épisodes de reprise du colluvionnement (Fig. 3 et 4). Ces épisodes sont essentiellement enregistrés sur les bordures des dépressions par la mise en place de dépôts minéraux sablo-limoneux appartenant au faciès M3. Lorsque ces dépôts atteignent le centre des dépressions, un changement de faciès (faciès OM) correspond à l’enrichissement des dépôts colluviaux en matière organique dans un environnement humide (limons et sables riches en fragments ligneux et mousses peu décomposés. Ces apports minéraux conduisent au comblement quasi-complet des dépressions et peuvent être à l’origine de figures de charge affectant les dépôts sous-jacents.

Ce changement sédimentaire est probablement lié à la reprise d’une dynamique d’érosion des versants pouvant être dues à des activités humaines telles que l’agriculture. L’augmentation de cet impact anthropique nettement marqué sur les dépôts sédimentaires n’est pas visible dans les spectres carpologiques, ce qui pourrait indiquer que les cultures ne se trouvent pas dans les environs immédiats des mardelles.

Phase 5 : La forêt actuelle

La fin du comblement sédimentaire correspond à l’environnement actuel sous couvert forestier qui a été reconnu avant les fouilles (faciès O3). Sur les bords des mardelles, on pouvait trouver l’aulne glutineux, quelques chênes pédonculés et les saules tandis qu’à l’extérieur, le peuplement correspondait à la forêt mixte à feuilles caduques du plateau lorrain, composée de hêtres, chênes pédonculés, charmes et peupliers.

Origine et processus de formation naturels des mardelles

La réalisation de coupes larges et profondes a rendu possible l’observation directe du substratum et du comblement des sept mardelles. L’origine des mardelles est associée aux déformations qui affectent les marnes du Keuper et à la formation de conduits permettant le soutirage des produits d’altération des marnes (argiles et limons résiduels). Les failles ou plis observées sur les coupes peuvent être liées à l’héritage tectonique ou à la déstabilisation des terrains causée par une dissolution en profondeur (Pierre et al., 2017). À une échelle spatiale plus large, le rôle de la fracturation du substratum est mis en évidence par les alignements de mardelles détectés sur le relevé Lidar dont les orientations sont proches celles du réseau de drainage naturel local. La structuration très particulière de l’extrémité du Nord-Est du Bassin de Paris, mais peu documentée dans les marnes du Keuper, influence donc probablement à la fois l’organisation du réseau de drainage naturel et la répartition de formes morphogénétiques kartisques originales que sont les mardelles.

Il s’agit donc d’un processus karstique se produisant sur des terrains peu carbonatés et non d’un creusement anthropique ou d’une formation périglaciaire. Ces résultats sont en accord avec la description classique des marnes du Keuper « terrain de prédilection des mardelles » où le processus de suffosion ou soutirage est lié à la dissolution des évaporites (sel et gypse) en profondeur (Gamez 1985 ; Losson 2003).

Ces observations n’avaient jusque-là pas été possibles dans le cadre d’études réalisées par forages ou tranchées peu profondes et focalisées sur l’étude des comblements et sans observation détaillée du substratum géologique (Ruffaldi et al., 2007 ; Goepp et al., 2010 ; Etienne, 2011 ; Etienne et al., 2010, 2011, 2013). Jusqu’à présent, toutes les mardelles étudiées dans l’Est du Bassin Parisien présentent les mêmes caractéristiques morphologiques (formes circulaires, bords redressées, topographie du fond) (Colin et Godard, 1962 ; Klag, 1990 ; Barth et al., 1996 ; Klag et Dolata, 1998 ; Slotboom, 1963 ; Barth et al., 1996 ; Etienne, 2011 ; Etienne et al., 2011). Une origine naturelle devrait donc être également envisagée pour toutes ces dépressions.

Un forçage anthropique d’un processus naturel ?

Parmi les milliers de mardelles observées sur le plateau lorrain, seules quelques-unes ont fait l’objet de datations (« terminus ante-quem »). Une majorité semble pouvoir être rattachée aux époques antique et médiévale (Ruffaldi et al., 2007 ; Goepp et al., 2010 ; Etienne, 2011 ; Etienne et al., 2010, 2011, 2013). Les plus anciennes mardelles, de dimension supérieure à 100 m de diamètre, se sont formées antérieurement à 4500 ± 35 BP (Poz-34251 ; calibré à deux sigma 3354-3090 cal. BC) et 4480 ± 40 BP (Poz-34250 ; calibré à deux sigma 3348-3026 cal. BC) alors que les plus récentes, quant à elles, se forment encore de nos jours (Etienne, 2011 ; Ollive et al., 2016). La datation de la base des comblements fréquemment, mais pas exclusivement, attribuée à l’Antiquité et au Moyen-Âge, la proximité de structures archéologiques ou la présence de mobilier, ne constituent pas, selon nous, des critères suffisants pour attester d’une formation anthropique.

Même si l’origine et le processus de formation des mardelles sont naturels, la surreprésentation des mardelles en cours de comblement aux époques antique et médiévale suggère le lien possible avec des modifications environnementales majeures survenues à des périodes antérieures. Jusqu’à présent, les enregistrements sédimentaires, polliniques et botaniques des mardelles attestent de l’existence d’un milieu ouvert dominé par la prairie postérieurement à leur formation (Ruffaldi et al., 2007 ; Etienne, 2011 ; Etienne et al., 2011, 2013 ; Etienne in Klag et al., 2015).

Les données palynologiques régionales montrent que l’ouverture du milieu survenue dès le Néolithique (Ruffaldi, 1999) a été considérablement accentuée à partir de l’époque protohistorique pour atteindre un paroxysme au cours de l’époque romaine (Riddiford et al., 2012, 2016). En effet, une intense déforestation a été nécessaire pour l’exploitation du sel (le briquetage de la Seille) autour de Marsal quelques kilomètres plus en aval dans le bassin de la Seille ainsi que pour le développement de l’agriculture. À l’époque antique, l’occupation et l’agriculture régionale se sont largement développées comme l’attestent les traces parcellaires visibles sur le relevé Lidar (Georges-Leroy, 2011) ce qui a entraîné une augmentation de l’érosion des versants (Gebhardt et al., 2014 ; Ollive et al., 2016). À l’échelle des bassins versants, la réduction du couvert forestier et de l’évapotranspiration, l’altération du drainage et l’augmentation initiale de l’érosion des versants ont probablement conduit à des changements du bilan hydrologique. Ces changements ont pu constituer, à une échelle de temps courte, un forçage pour l’altération des marnes et la dissolution du sel et du gypse présents en profondeur et jouer un rôle majeur dans la karstogenèse locale et régionale. Cela pourrait suggérer qu’un seuil de déstabilisation de l’environnement a été atteint permettant une accélération de l’altération chimique.

Un rôle modulateur du climat, notamment les variations d’humidité documentées dès la protohistoire dans le Nord-Est de la France (Büntgen et al., 2011 ; McCormick et al., 2012 ; Tegel et al., 2011) peut également être envisagé pour expliquer l’existence de cette phase de karstogenèse.

La réalisation de nombreuses datations, étendues à d’autres sous bassins versants, permettrait probablement de distinguer plusieurs phases de formations et d’établir un calendrier spatialisé de l’anthropisation du plateau lorrain (déforestation, altération du drainage) qui ne peut pas être seulement documenté par l’archéologie. Cette donnée chronologique pourrait permettre de comprendre la cinétique du processus morphogénétique d’altération affectant les marnes du Keuper.

La dynamique sédimentaire et végétale du comblement

La documentation de la dynamique de comblement des mardelles fouillées permet d’attester que la première phase du comblement correspond toujours à l’effondrement/ glissement des bordures qui pourtant n’avait jamais encore été identifiée (Fig. 8). Jusqu’à présent, l’absence de mobilier et de restes organiques, ne permet pas de fournir une datation fiable à cette phase précoce. Le colmatage du fond et le développement d’un environnement lacustre n’intervient que dans un second temps (Fig. 8).

La dynamique de comblement est ensuite directement liée à (1) la présence d’eau libre et (2) l’évolution du couvert végétal dans et à proximité des dépressions. L’utilisation et l’aménagement des mardelles est attesté de manière ponctuelle et les indicateurs de perturbations restent faibles ou quasi absents. Le milieu initialement lacustre dans un environnement ouvert au cours de l’Antiquité devient progressivement propice au développement d’une tourbière à la fin de l’Antiquité et à l’époque médiévale alors qu’une progression de la forêt mixte est documentée, entrecoupée par des phases d’érosion du sol liées à des mises en cultures ponctuelles. Cette observation rejoint les résultats palynologiques acquis dans le secteur (Ruffaldi et al., 2007 ; Etienne, 2011 ; Etienne et al., 2013). L’initiation de ce retour forestier coïncide avec la « période de migration » entre ∼ 250 et 550 AD bien documentée pour le Nord-Est de la France correspondant à une période de troubles et à une augmentation de l’humidité (Büntgen et al., 2011).

Après 150 ans de débats, la fouille de sept mardelles du plateau lorrain a permis pour la première fois d’observer directement le substratum et les comblements sédimentaires. Ces conditions sont indispensables pour discuter de leur origine, du processus de formation et de leur évolution sédimentaire et botanique. L’origine naturelle des mardelles est liée à l’altération des marnes du Keuper et à la formation de conduits à la faveur des déformations qui l’affectent (fracturation et plis). Ces conduits permettent le soutirage des particules résiduelles issues de l’altération. L’origine karstique mise en jeu dans la genèse des dépressions fermées dans les terrains argileux, constitue une spécificité des mardelles lorraines.

Si la formation des mardelles est attestée pour d’autres époques, le nombre important de comblements antiques ou médiévaux et donc postérieurs aux changements environnementaux majeurs d’origine anthropique permet de suggérer l’existence d’un impact anthropique indirect sur leur formation. L’exploitation du sel et le développement de l’agriculture (déforestation intensive, diminution de l’évapotranspiration, érosion des versants et modification du drainage) ont probablement conduit à accentuer/favoriser la karstogenèse des marnes du Keuper riches en sel et en gypse. Les mardelles du plateau lorrain constituent donc des éléments morphogénétiques qui mettent en évidence un impact anthropique majeur sur l’érosion chimique à l’échelle régionale.

Plus que des vestiges archéologiques, les mardelles, doivent être considérées comme des archives paléo-environnementales de l’évolution du paysage lorrain. Les études futures, par le croisement des disciplines (géomorphologie, palynologie, carpologie, xylologie…) nous permettront d’obtenir une vision plus juste des interactions entre l’homme et son environnement durant les derniers milliers d’années.

Les auteurs tiennent à remercier M. Georges-Leroy (SRA Lorraine), Réseau Ferré de France (RFF), W. Tegel, D. Etienne, D. Harmand, C. Petit, ainsi qu’A. Quiquerez et A. Devos pour leur aide, leurs encouragements et leurs remarques.

Citation de l’article : Ollive V, Wiethold J, Klag T, Klag P. 2021. Origine, processus de formation et évolution des mardelles du Nord-Est du Bassin Parisien (France), BSGF - Earth Sciences Bulletin 192: 28.